Deux ans après Sainte-Soline, la justice bassine les victimes

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Temps de lecture : 4 minutesLe nombre de grenades explosives tirées reste secret. L’enquête du parquet de Rennes est conduite sans aucun débat contradictoire et fait obstacle au travail de la Défenseure des droits.
Pour de nombreuses victimes graves, dont deux éborgnées, la justice ne s’est même pas saisie.

ILLUSTRATION DE LAFFRANCE

Deux ans après la manifestation de Sainte-Soline du 25 mars 2023, c’est peu dire que de nombreuses questions demeurent sans réponse. La persistance des autorités policières et judiciaires à ne pas communiquer des données essentielles sur le dispositif de maintien de l’ordre et à enquêter dans le secret, voire à faire obstacle à une enquête indépendante (voir ci-dessous), fait froid dans le dos. La manœuvre est d’autant plus choquante qu’il s’agit d’une affaire ayant connu un important retentissement médiatique et politique, jusqu’à provoquer la réaction d’experts des Nations unies.

Cette omerta institutionnelle dans une affaire aussi visible ne peut manquer de questionner sur le traitement réservé aux centaines d’affaires de violences policières commises chaque année, loin de l’espace médiatique. A lui seul, le très faible nombre d’enquêtes pénales ouvertes (seulement quatre), comparé au nombre effarant de blessé·es graves recensé·es à Sainte-Soline (« au moins 200 personnes blessées avec des blessures physiques dont au moins 36 hospitalisées », écrivent les Soulèvements de la Terre), est révélateur de l’impunité accordée aux forces de l’ordre. Pour les deux personnes éborgnées, celle au nez arraché, celles ayant subi des fractures, la justice s’est déjà prononcée : elle ne fera rien. Rappelons pourtant que, aux termes de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), la justice est censée se saisir d’office en pareil cas.

L’Intérieur invoque le « secret défense »

Première question sans réponse : celle du nombre de grenades explosives tirées. Grâce un tour de passe-passe sémantique, la gendarmerie s’est bornée à communiquer le nombre global de grenades lacrymogènes lancées ce jour-là (5000, soit 1,5 par seconde), sans donner de détails. L’astuce, c’est que les grenades GM2L sont à la fois lacrymogènes et explosives, ce qui permet à la gendarmerie de les ranger dans la première catégorie. Mais leur dangerosité toute particulière provient de leur pouvoir explosif, capable de mutiler, voire, comme pour Rémi Fraisse, de tuer. En juin 2023, des experts de l’ONU avaient notamment critiqué l’usage « de munitions que la France est le seul pays européen à utiliser lors d’opérations de maintien de l’ordre ». Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, avait brièvement évoqué le chiffre de 260 GM2L tirées, mais cette information n’a jamais été confirmée depuis.

Devant le mutisme des autorités, Flagrant déni a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour obtenir les compte-rendus de maintien de l’ordre de cette journée. Après un avis favorable de la CADA, le ministère de l’Intérieur a persisté dans le silence. Nous avons saisi le tribunal administratif de Paris, en octobre 2023. Dans cette procédure, que nous avons lancée en partenariat avec les médias Reporterre et Mediapart, nous sommes toujours en attente d’une date d’audience. Le ministère de l’Intérieur lui, s’obstine à refuser de divulguer ces documents au nom du « secret défense ». Les seuls documents que nous avons pu obtenir sont les fiches de données de sécurité des deux grenades explosives en dotation : la grenade ASSD et la grenade GM2L. Nous les publions ici pour la première fois, en attendant de revenir plus tard sur les dangers que représentent ces armes mortelles.

Lire notre première analyse sur la dangerosité des grenades « à effet de souffle »

Deuxième question, celle des gendarmes blessés. Déjà, en mars 2023, nous expliquions ne pas avoir reçu de réponses de la part des autorités sur le détail des blessures comptabilisées. A l’époque, le procureur de la République de Niort, chargé des premières investigations, avait affirmé que 47 gendarmes avaient été blessés. Seule précision sur la nature de ces blessures : 18 gendarmes avaient, en dernière minute, subi des « traumatismes sonores ». Pour les autres, le mystère reste à ce jour (et sauf erreur) entier. Cette imprécision n’avait pas empêché Gérald Darmanin de dénoncer « l’extrême violence » des manifestant·es, affirmant que « la force proportionnée est du côté de l’État ». Or, c’est justement toute la question. Pour estimer si l’usage de la force est « proportionné », la justice a besoin de connaître la réalité des blessures infligées aux forces de l’ordre.

La Défenseure des droits tenue en échec

Il reste donc à espérer que ce point sera documenté dans les enquêtes conduites par le procureur de la République de Rennes sur les quatre manifestant·es grièvement blessées par des armes policières. Mais le cadre procédural dans lequel sont menées ces investigations est en lui-même problématique : l’enquête préliminaire est entièrement secrète. Même les victimes et leur avocate n’y ont pas accès, et ne peuvent intervenir ni pour en obtenir des extraits, ni pour demander des actes d’investigation. Or, cette enquête dure depuis maintenant deux ans. S’il s’avère qu’elle contient des lacunes, il sera bien difficile de réunir des preuves, si longtemps après les faits. Un précédent judiciaire laisse craindre le pire. Sur la mutilation d’un jeune homme à la main par une grenade explosive, le même parquet de Rennes avait classé sans suite, alors que l’enquête n’avait même pas essayé d’identifier les auteurs des tirs de grenades.

L’absence de garanties d’indépendance des parquets dans la conduite de ce type d’affaires est telle qu’elle a conduit une mission de l’Assemblée nationale, dirigée par un député de la majorité présidentielle, ancien policier, à proposer qu’elles soient confiées « directement à un juge d’instruction », qui est un juge indépendant du pouvoir politique (contrairement aux procureurs). Cette proposition, comme tant d’autres visant à améliorer le sort des dossiers de violences policières, est restée lettre morte. La CEDH, qui est la seule source de règles juridiques applicables aux enquêtes de « police des polices », est d’ailleurs attentive à la participation des victimes aux enquêtes, et aux délais dans lesquels les parquets décident d’ouvrir une information judiciaire. Dans l’affaire de Sainte-Soline, le parquet ne semble appliquer aucunement ce droit européen.

Sur la mutilation d’un jeune homme à la main par une grenade explosive, le parquet de Rennes avait classé sans suite, alors que l’enquête n’avait même pas essayé d’identifier les auteurs des tirs de grenades

Sur la mutilation d’un jeune homme à la main par une grenade explosive, le parquet de Rennes avait classé sans suite, alors que l’enquête n’avait même pas essayé d’identifier les auteurs des tirs de grenades

Ce n’est pas tout : la durée de cette enquête tenue secrète a aussi fait obstacle aux investigations de la Défenseure des droits. Cette dernière a été saisie par soixante-douze personnes victimes ou familles de victimes des forces de l’ordre ce jour-là. Mais son travail d’enquête est soumis au bon vouloir de la justice. La loi organique relative au Défenseur des droits prévoit que ce dernier, lorsqu’il est saisi « de faits donnant lieu à une enquête préliminaire », doit « recueillir l’accord préalable […] du procureur de la République ». Ce lundi, la Défenseure a indiqué à Flagrant déni qu’elle a « reçu l’autorisation d’instruire ce dossier ». Mais, en décembre 2024, elle avait expliqué aux victimes qu’elle était toujours en attente de cette autorisation. Il lui aura donc fallu patienter près de deux ans après les faits, sans pouvoir rien faire. Dans le cadre d’un colloque récent, la Défenseure des droits a déploré ce type de situation, qui rend « [s]es moyens d’intervention et d’informations souvent assez inopérants » et qui « revient à mettre un petit peu en cause les dispositions de la loi organique ». Le procureur de Rennes n’a pas répondu à nos questions.

LA REDACTION DE FLAGRANT DENI

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